Lorsque j’ai accompagné la classe de niveau avancé d’Alexandra Wells au cégep en 1996, elle l’avait surnommée « l’hôpital », car la plupart des étudiants y avaient été transférés d’une classe plus difficile sur le plan technique qui visait une acquisition rapide. Beaucoup de ses élèves avaient des blessures persistantes, étaient déprimés en pensant à leurs perspectives professionnelles ou avaient des préoccupations au sujet de leur poids. Le rythme de sa classe était si différent de celle d’où ils provenaient (dirigée celle-là par un maître français minuscule et audacieux) que, lorsque nous entamions les 4è tendus à la barre, les étudiants de l’autre classe avaient déjà terminé l’entièreté des exercices à la barre et passaient par la porte-fenêtre de notre studio pour venir boire à la fontaine.
Son premier exercice a toujours été un tendu long et lent face à la barre, volontairement assez étiré dans la durée pour lui laisser le temps d’interagir individuellement avec chaque élève et lui permettre de s’arrêter pour offrir, et ce tout en douceur, une correction ou un mot d’encouragement. Cela lui permettait de se faire une idée de l’état physique et mental de chaque élève au début de la classe. Elle nommait cette portion du cours « prendre la température des élèves ». J’ai découvert que l’empathie et le souci de l’individu faisaient d’elle une enseignante particulièrement efficace. J’accompagnais une danseuse étoile qui avait été choisie pour se joindre à deux des danseurs masculins les plus emblématiques de France alors que sa carrière n’a jamais été mentionnée dans aucune classe. Elle s’est concentrée sur les problèmes des élèves qui se présentaient à elle et sur la meilleure façon de les aider, toujours avec humilité, dévouement et compassion, face aux luttes des jeunes danseurs de tous gabarits, tailles et niveaux.
Alexandra Wells est née dans le Massachusetts et a commencé sa carrière au Boston Ballet. Peu de temps après, elle a été embauchée par le Ballet de Nancy situé dans la région de la Lorraine en France. Au cours de son mandat au sein de cette compagnie, elle fut nommée danseuse étoile et choisie comme partenaire de Rudolph Noureev et Patrick Dupont pour des spectacles présentés en tournées dans toute la France. Après un contrat de 15 ans, ce fut un retour aux États-Unis, à New York cette fois-là, dans le rôle de professeure de ballet. Sa connaissance du français l’a ensuite amenée à se voir offrir un poste à l’École supérieure de ballet du Québec à Montréal en 1995. En 1998, elle ne put résister à l’offre de la Juilliard School de New York pour un poste de professeur. Cette aventure a duré 18 années. En 2017, elle déménage à Chicago où elle crée et dirige un programme de formation professionnelle pour la compagnie de danse contemporaine Hubbard Street Dance.
En septembre 2020, elle retourne à New York pour un poste nouvellement créé par la compagnie Gibney Dance. Elle supervisera les programmes de formation qui desservent autour de 50 000 danseurs et des dizaines de groupes communautaires tout en occupant le poste de directrice principale de la formation et conseillère de la compagnie. Elle effectuera également des recherches sur les méthodes avancées pour répondre aux besoins spécifiques quant à la formation des danseurs contemporains d’aujourd’hui. Elle continue d’être un mentor pour les artistes émergents et établis au Canada et aux États-Unis en plus d’être membre honoraire du conseil d’administration du Projet Héritage qui assure la pérennité de l’œuvre de Margie Gillis, artiste et chorégraphe canadienne emblématique. Alexandra Wells demeure liée à Montréal par l’entremise du Springbaord Danse qui réunit danseurs, chorégraphes et metteurs en scène de compagnies diverses dans le but d’offrir des ateliers et des auditions depuis 19 ans.
Pour Alexandra Wells, le désir de trouver une méthode pour se préparer à donner ses classes a pris naissance à la suite d’un terrible accident de voiture en 1978. La rééducation qui suivit, en fait la lente progression pour redevenir une danseuse fonctionnelle, a amorcé un processus visant à analyser minutieusement toute la méthodologie qui s’était développée parallèlement à la danse afin de trouver une façon d’intégrer de façon optimale toutes ces méthodes dans quelque chose de concret et utile. La physiothérapie, la kinésiologie, la biomécanique, l’anatomie, la technique Alexander, la méthode Feldenkrais et la barre au sol ont toutes été explorées et utilisées à des degrés divers durant cette période de recherche.
L’urgence de comprendre les besoins des danseurs a été initiée au cours de sa carrière de danseuse et ne l’a pas abandonnée en tant qu’enseignante. Cette prémisse souligne la nature personnelle de la méthode qu’elle appelle aujourd’hui Image Tech™, et qui se veut un outil pour les danseurs, ces êtres pas uniquement nés pour l’étude académique, une abstraction d’idées ou d’informations purement anatomiques, mais ayant des besoins spécifiques, connaissant la douleur, les sensations physiques multiples, le cycle des essais et erreurs. En tant qu’interprète, Alexandra Wells a commencé une routine méthodique et conçue sur la durée pour empêcher ses blessures de devenir récurrentes. Plus tard, en tant qu’enseignante, elle a dû poursuivre cette exigeante routine de 3 à 4 heures, incontournable pour parvenir à offrir le minimum de danse nécessaire lors d’un cours de ballet. Animer une classe à 9 h du matin signifiait donc de se réveiller à 4 h, de peur, et pour éviter, qu’elle ne se blesse à nouveau. Au fil du temps, au cours des 20 années suivantes, il est devenu impératif de simplifier cette routine, de l’amener à un niveau plus raisonnable, moins contraignant et à la fois profitable.
Il s’agit d’une approche somatique basée sur une série d’exercices de rotations qui visent à augmenter la conscience corporelle, l’alignement et la stabilité tout en préparant les danseurs pour les techniques de danse verticale. Elle a été développée pour réunir les avantages de la Technique Alexander, le travail d’Irene Dowd, la kinésiologie, l’approche proprioceptive et les classes de technique. La méthode aborde donc la façon d’incorporer toute cette riche information puisée dans les techniques somatiques pour l’inscrire dans le corps des danseurs tout en fournissant un travail considérable et porteur pour la danse. Elle permet la mise en pratique des « outils » susmentionnés et l’assimilation de la neuroscience et de la biomécanique au cœur de l’enseignement. Ce langage codifié a été créé pour une utilisation quotidienne, même si c’est pour 5-10 minutes, car il a l’avantage d’améliorer le travail de chaque danseur tous les jours. Dans la pratique, c’est également une démarche qui peut être appliquée tout au long d’une classe de danse.
La pratique elle-même consiste en l’utilisation d’imagerie et d’indications tactiles pour déclencher des groupes musculaires qui stabilisent et facilitent un alignement approprié et efficace. Les séquences de longueurs variables consistent en des exercices exécutés en position debout qui visent à la fois les positions parallèles et les rotations, les demi-pointes, pliés et transferts de poids. Avec l’utilisation d’images et d’indications tactiles, un danseur peut remplacer ses mauvaises habitudes (dans la posture et l’amorce du mouvement) par d’autres, plus saines. Cette pratique forge l’autonomie du danseur en lui fournissant les outils d’autocorrection applicables dans de nombreuses autres techniques de danse.
Le ballet est un langage codifié vieux de 300 ans, pratiquement inchangé dans les exigences qu’il impose au corps. La préparation à la formation pour le ballet s’est morcelée en plusieurs écoles de pensées, que ce soit pour le réchauffement, l’étirement et une multitude d’autres facettes.
Avant Alexandra Wells, aucune méthode ne fut en mesure de répondre convenablement à l’ensemble des exigences que le ballet impose au corps des danseurs. Ce qu’elle a créé, en combinant son parcours personnel et les contributions des centaines d’étudiants rencontrés au cours de sa carrière d’enseignante, constitue une remarquable évolution pour tout le milieu de la danse.
Enseignante, mentor et pédagogue : ces trois mots, ces trois rôles aussi, offrent le riche profil d’Alexandra Wells à cette étape de sa vie. Ce qui est extraordinaire, c’est que depuis son retrait de la scène, je pense sincèrement que ses réalisations ont largement dépassé les sommets atteints par la carrière « glamour » qu’elle a connue en tant que ballerine, reléguant de ce fait la danse avec Noureev à une simple note de bas de page.
Par Elaine Gaertner |